[Donc, Florent est un mec, et il y a beaucoup à dire sur lui.]
Jacky, le petit moqueur de la classe, celui qui a toujours un petit sourire sadique en coin, il n’arrête pas de se moquer de lui, d’ailleurs.
Il faut reconnaître que c’est un type étrange, Florent, même si je le connais depuis déjà cinq ans, et que nous sommes voisins de classe depuis la Cinquième. Lorsque nous avions eu notre période « collection de timbres », ses timbres étaient encore plus souvent falsifiés que les miens. Je me rappelle, par exemple, avoir voulu lui extorquer quatorze timbres du Kenya, du Mozambique et du Burundi, contre un seul timbre français François Ier, grand format, dont j’avais indélicatement supprimé les dentelles à cause d’un expéditeur à la salive aussi puissante que la glue. Mais les timbres de Florent me parurent suspects dès qu’il me les posa dans la main : ce salopard les avait découpés dans une publicité qu’il avait trouvée dans un magazine, et les avait recollés sur des timbres français bas de gamme, que nous possédions déjà des dizaines et des dizaines de fois !
En cours de français, cet énergumène faillit me faire mourir d’asphyxie à maintes reprises. Pris d’un fou rire soudain, il devenait rouge pivoine avec de grosses larmes blanches qui lui sortaient par les yeux. Ce signal, que j’avais appris à décoder au fur et à mesure des années, signifiait qu’il venait insidieusement de dégazer en silence. Il n’y avait alors pas une seconde à perdre. Poumons vides ou poumons remplis, le moment n’était pas au confort ! Il fallait bloquer immédiatement la respiration … et surtout ne pas céder à la rigolade dont il était devenu expert en la matière !
Mais là où Florent demeure le plus étrange, c’est au sujet de sa relation avec les filles. Par exemple, c’est le seul mec de la classe qui rougit encore quand une fille lui fait la bise.
Je pense que c’est un grand timide.
Des fois, le mercredi, quand il m’aperçoit en passant juste devant chez moi avec son vélo, il tourne illico la tête droit devant, et se met à pédaler aussi vite que s’il était pris en chasse par un troupeau de nanas en scooters. Pourtant, on a beau attendre le passage du peloton annoncé, on est toujours déçu : pas de nana, et pas de voiture balai qui vous distribue des casquettes. Non. Rien. Florent est tout simplement un grand timide qui a tenté une feinte. En plus, imaginer Florent s’exercer à la compétition cycliste, c’est être hors sujet : il n’y a rien qu’à voir son allure d’octogénaire qui est allé chercher son pain à vélo ! Faut-il rappeler que Florent fait partie des plus nuls de la section gym ?
Oui ?
C’est bien simple, je vais vous donner un exemple : celui du premier cross annuel du collège, en Sixième. Alors que je suis arrivé moi-même parmi les derniers, ce grand sportif a réussi à faire encore pire, deux places derrière moi, se positionnant alors avant-dernier dans le classement, juste devant le plus mauvais coureur de l’année, une espèce de petit cochon laid court sur pattes, qu’il aurait été d’ailleurs médicalement souhaitable de dispenser de ce genre d’exercice.
D’ailleurs, force est d’ouvrir une parenthèse sur ce fameux cross annuel, qui consiste en une course d’endurance à effectuer par tranche d’âge. Pour ma part, pour me justifier d’un si mauvais classement, pour un garçon en aussi bonne santé que moi, j’avais une excuse : deux jours avant la compétition, je croyais encore que notre fameux cross allait être une course à vélo cross ! En effet, la prof de gym ne nous cessait de répéter :
— Attention ! La date du cross approche ! N’oubliez pas de vous entraîner, le mercredi !
Et moi, pauvre nigaud de mon espèce, de me précipiter, dès le soir, sur mon bon vieux vélo tout terrain, histoire de savoir passer les dunes de sable sans avoir à poser sans cesse le pied à terre !
Quand je songe au nombre de fois où je me suis ramassé âprement tous les graviers hostiles avec ma mâchoire en forme de bulldozer, je réalise qu’il est miraculeux que je ne me sois jamais arraché la moindre pièce de l’appareil dentaire.
Le sort en avait apparemment décidé autrement : la punition par le classement.
— Alors ? me demandèrent mes parents dès que j’eus franchi l’enceinte de la maison. Ça s’est bien passé ?
La tête bien enfoncée dans le reste du corps, tout penaud, je répondis :
— Avant, avant, avant-dernier …
Je ne sais pas s’ils crurent que ce mauvais résultat m’avait rendu bègue, mais pour la première fois, ma mère écarquilla les yeux de manière si intense, que je m’imaginais déjà devoir aller les récupérer à quatre pattes sous le piano.
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